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Je pense encore à toi, mon ancien élève

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Notez que les prénoms ont été changés par souci de confidentialité.

Je pense encore à toi, Lina. Tu n’avais que huit ans quand tu es arrivée dans ma classe en plein milieu d’année. Tu parlais à peine français, mais dans tes yeux, je pouvais lire ce que la directrice m’avait dit en apportant un pupitre de plus dans ma classe juste avant ton arrivée : ta maman venait de mourir. J’ai bien réussi à tisser un lien avec toi, mais quand on a commencé à fabriquer des cadeaux pour les mamans au début du mois de mai, je pense que je t’ai perdue à tout jamais, ma belle Lina. Cette année-là, pour la Fête des mères, j’avais raconté à la mienne ton histoire et je lui avais dit combien j’étais chanceuse de l’avoir encore dans ma vie.

Je pense encore à toi, Anthony. Je me souviens que la psychoéducatrice m’avait avertie avant la rentrée des classes que je devrais tisser un lien solide avec toi, car tu en avais besoin plus que tout autre élève. Les gens de la DPJ étaient venus te cueillir à l’école au dernier jour de l’année scolaire précédente, pour t’emmener en famille d’accueil. Ta mère toxicomane vivait dans un centre pour femmes et tu la voyais le dimanche à la Maison de la Famille. Ton père, lui, s’était poussé dès ta naissance. Malgré ce qu’on m’avait dit, tu ne voulais pas d’une relation avec un autre adulte qui te laisserait tomber, et j’ai dû travailler fort pour gagner ta confiance. Je te revois encore le premier jour des vacances, lorsque tu es venu m’aider à descendre mes boîtes dans ma voiture. J’ai réussi à attendre d’avoir tourné le coin de la rue pour éclater en sanglots. Je partais pour une autre ville, et je venais moi aussi de t’abandonner. Je n’ai jamais cessé de penser à toi, mon bel Anthony, d’espérer que tu sois heureux, et de rêver que ta maman était de nouveau capable de s’occuper de toi.

Je pense encore à toi, Stanley. On croyait que tu vivais chez ta tante, mais on a ensuite compris qu’il s’agissait d’une famille d’accueil aimante pour l’enfant réfugié de la guerre que tu étais quand tu es arrivé, seul, dans notre pays. Tu portais dans la poche de ton pantalon une photo aux coins racornis, où tu posais avec ta mère, ton père, et ton petit frère. Tu n’as jamais eu besoin de nous le dire, nous savions à ton regard que tu ne croyais pas qu’ils avaient survécu. J’ai seulement espéré que tu ne les avais pas vus être abattus sous tes yeux, comme on entend parfois dans les histoires d’horreur rapportées de ton pays. Quand tu prenais ma main et que tu me demandais avec ton sourire le plus enjôleur d’adolescent si je te marierais un jour, moi, ta jeune enseignante, je comprenais que c’était ta façon de combler le vide titanesque laissé par ta maman. Stanley, je ne t’oublierai jamais et j’espère que tu es heureux aujourd’hui.

Je pense encore à toi, Nicolas. Ta mère avait eu cinq enfants de pères tous différents, et de toute évidence, celui qui vivait avec vous n’était pas le tien, il n’arrivait même pas à se rappeler ton prénom. Malheureusement, c’est lui qui s’occupait de toi, car ta mère travaillait à l’extérieur et laissait cet homme s’occuper de vous. Tu venais à l’école toujours avec les mêmes vêtements malodorants, les mains et le visage sales. Tu avais un très grand retard scolaire, mais tu persévérais, malgré tes difficultés. Tu oubliais souvent ton dîner, et je soupçonnais qu’il n’y avait tout simplement rien à manger à la maison. Dans l’armoire de ma classe, je gardais toujours de quoi te faire un sandwich. Le jour où tu m’as montré ton dîner, un cornichon flottant à l’air libre au fond de ton sac d’école, j’ai compris qu’il fallait faire un signalement. Je n’ai jamais pu savoir la fin de ton histoire, mais je pense encore à toi presque vingt ans plus tard, mon beau Nicolas.

Cher élève qui a marqué mon cœur d’enseignante au fer rouge, j’aurais aimé n’avoir jamais à te quitter au mois de juin, toi qui avais tant besoin de moi. Il m’a fallu tout l’été pour apaiser ma peine de t’avoir abandonné. Il m’a fallu de nouveaux visages dans une nouvelle école en septembre pour que le tien prenne une nouvelle place dans mon cœur, celle du rang des souvenirs. Cher ancien élève, tu es un adulte maintenant. Il m’arrive parfois d’inscrire ton nom sur Facebook ou sur Google, et de scruter chaque visage en me demandant si ça peut être le tien. Je ne resurgirais pas dans ta vie, après toutes ces années, mais j’aimerais tant savoir que malgré ton enfance difficile, tu vas bien aujourd’hui.

Ton ancienne enseignante qui pensera toujours à toi

Crédit : Nejron Photo/Shutterstock.com

Sophie Perron

Je suis la maman d’une 10 ans déjà ado et d’une 7 ans toujours prête à la suivre l’exemple de sa grande sœur un peu trop autonome. Zéro princesses, mes deux petites chipies me font mal paraître à peu près partout où on va, un déshonneur pour une ex-enseignante au primaire. Heureusement qu’il y a l’écriture pour en rire… ou pour en pleurer.

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