unhappy woman with pregnancy test

Ton avortement

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T’aimes ta vie. Là, maintenant.

T’aimes ton chum avec qui tu fais une super équipe. T’aimes par-dessus tout tes deux enfants. T’aimes ta job et l’action que ça t’apporte. T’aimes le nid que vous vous êtes construit. Ton petit repère de bonheur.  La vie va bien. Ça roule rondement.

Mais ce matin, t’as mal au cœur. Les céréales passent pas. Tu te sens gonflée. T’es fatiguée à un point tel que tu sais pas comment tu vas passer à travers la journée. Pis  là, tu comprends. T’as jamais eu tes menstruations. T’es enceinte, encore. Tu sais même pas comment c’est arrivé. Ben oui, tu le sais comment on fait des bébés! Mais me semble que vous avez pas vraiment fait l’amour dernièrement. Ou si oui, me semble que c’était rapide, avant que ta cinq-ans rentre dans la chambre le samedi matin pour venir vous dire bonjour. Mettons que c’était pas mémorable.

De toute façon, t’es enceinte. Hourra. La joie. Non, pas vraiment.

Tu l’annonces à ton chum et il a la même réaction que toi. Il essaie d’être content. Mais ça marche pas vraiment. À vrai dire, vous ne vous êtes jamais vus comme une famille de cinq. Dans ta tête, ta famille était complète après l’arrivée de ton garçon. Et en plus, vous parliez justement de vasectomie. Ton chum voulait prendre rendez-vous à la clinique, mais il y avait les vacances, après, il y a eu la rentrée scolaire de ta grande, après il y a eu le refoulement d’égout au sous-sol, après y’a eu le décès de ta tante Carole…

Fait que là, t’es enceinte. Probablement de quatre ou cinq semaines. Tu ne le dis à personne, pas même à ta mère. Tu vis dans une sorte de néant, prise entre la culpabilité de ne pas être contente et celle des calculs à faire. Toi qui viens tout juste de recommencer à travailler, va falloir que tu mettes encore ta carrière en veilleuse. Le poste que tu convoitais ira à quelqu’un d’autre, parce que toi, tu seras en congé de maternité. Tu repenses aussi que ton un-an fait bien ses nuits maintenant, qu’il devient de plus en plus indépendant. Que t’aimes beaucoup la relation entre ta grande et son frère. Maintenant, tu vas avoir deux bébés à gérer.

Pis tu t’en veux énormément. Parce que t’étais vraiment contente pour tes deux autres. Tu avais appelé tes parents en pleurant de joie, tu t’étais mise à acheter plein de petits pyjamas et des oursons en peluche. Tu avais préparé chaque arrivée avec délicatesse, en insistant sur chaque détail. Quelques semaines avant l’accouchement, les vêtements étaient lavés, pliés et rangés. Des fois, tu t’arrêtais dans la chambre et allais sentir les vêtements fraîchement lavés et t’en avais les larmes aux yeux.

Tu te détestes de ne pas ressentir ces sentiments-là. Et ce corps qui grandit en toi t’est totalement étranger. T’haïs ça penser ça, mais c’est la vérité. La vérité fait mal, très mal. Toute seule dans la cuisine, tu étales devant toi les raisons pourquoi tu devrais avoir un troisième enfant. Mais t’en trouves pas beaucoup. Tu trouves surtout des points contre que tu essaies de bannir de ta tête. Mais elles reviennent sans cesse, ces raisons. Pis là, provenant de très très loin dans le fin fond de ton esprit, il y a un mot honni qui te traverse l’esprit : avortement.

Ben non, l’avortement, c’est pas pour toi, franchement. L’avortement, c’est pour la jeune fille de seize ans qui s’est pas protégée. Ou c’est pour les jeunes femmes violées. Ou c’est pour la super-carriériste-célibataire de quarante-trois ans. Ou c’est pour les filles à la sexualité dépravée qui couchent à droite et à gauche. C’est pas pour toi, la mère de trente-quatre ans, qui a une vie sexuelle normale, en couple depuis dix ans, avec une maison, une job 9 à 5, un chien et des vacances au Mexique.

Tes préjugés et toi êtes là à contempler le vide. Ben oui, ça se peut que l’avortement soit pour toi. C’est une option, comme celle de garder l’enfant aussi.

Mais à qui tu pourrais bien parler? T’oses pas l’avouer à ton chum. Encore moins à ta meilleure amie qui a trois enfants, elle. Le dire à ta mère est inimaginable. Tu te rends compte que t’es isolée, toute seule dans ton cauchemar. Pis là, tu te rends compte que tout ça, c’est tabou. Y’a personne qui en parle et ça ne se parle pas en société. C’est sûr que t’es pas la première mère à vouloir faire ça, mais y’a pas une femme qui va s’avancer vers toi et te raconter son histoire.

Comme une grande, faudra que tu prennes une décision, garder le fœtus ou pas. Fait que ce soir, t’en parles sérieusement à ton chum.

 

Crédit : Wor Sang Jun/Shutterstock.com

Isabelle Loiseau

Nouvellement maman (un peu sur le tard) d’une petite fille, j’explore petit à petit les méandres de la maternité. Avec l’aide de mon conjoint, nous déambulons (parfois comme des zombies insomniaques) à travers les défis que met chaque jour sur notre chemin la parentalité. L’art d’être parent est plein de mystères et j’espère partager avec vous mes coups de cœur, coups de gueule et petites angoisses de toutes sortes.

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3 Comments

  • Merci Isabelle, ces mots sont les premiers à réparer mon coeur depuis mon avortement. C’est si bien dit. C’est mon histoire et je fouillais désespérément internet pour trouver une « grande soeur » soit quelqu’un qui a déjà vécu ça et qui peut me dire viens là je vais t’aider. Et comme tu le dis ca se trouve pas facilement alors merci d’avoir rendu ce texte accessible merci de m’aider à réparer mon coeur de mère déchirée. C’est si dur de se sentir comprise surtout quand on ne sait pas qui a vécu ce genre de choses…. du fond du coeur merci

  • Ouch mon coeur. C’est tellement ça que je vis en ce moment.. mon chum le sait par exemple.
    Jsuis effrayée et pour détendre l’atmosphère il me fait des jokes. On essaie d’y aller un jour a la fois.. demain prise de rdv pour prise de sang.. apres on verra

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